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L'article provient de Le Journal de Montréal
Culture

Bande dessinée: rocambolesque hymne à la vie

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Photo portrait de Jean-Dominic Leduc

Jean-Dominic Leduc

2023-10-14T04:00:00Z
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Que ce soit la luxuriante nature des Cantons-de-l’Est ou la vastitude des paysages de Charlevoix, les deux albums présentés ce mois-ci nous convient d’abord tous deux à une traversée du territoire de l’intime.

Si l’on vous annonçait qu’il ne vous restait que trois mois à vivre, que feriez-vous ? C’est sur cette prémisse que s’ouvre le formidable album La loi des probabilités de Pascal Rabaté et François Ravard publié ces jours-ci chez Futuropolis. Martin Henry, cinquantenaire français travaillant comme concepteur de mots croisés et sur qui l’impitoyable diagnostic tombe, décide de plaquer le cadre rigide du quotidien afin de réaliser un vieux rêve : aller voir les baleines au Québec. Il convainc son épouse de prendre congé sans l’informer de la réelle raison. 

Non, seulement il y avait une erreur sur le patient, mais, en plus, le couple se rend à Tadoussac en plein hiver.

C’est suite à une résidence d’un mois dans la Vieille Capitale organisée par QuébecBD que Pascal Rabaté a l’idée de La loi des probabilités. Il contacte alors son collègue illustrateur François Ravard avec qui il a collaboré sur la délicieuse comédie romantique rurale La 5e roue du tracteur. Ce dernier avait également passé près d’un mois dans la Belle Province quelques années plus tôt. C’est autour de la thématique du décalage que le tandem construit ce fort bel objet drolatique et bienveillant.

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CHRONIQUE DES GENS ORDINAIRES

Auteur de nombreux albums à succès dont Les Petits ruisseaux – qui vient tout juste d’être réédité dans un bel écrin – naviguant habilement du 9e au 7e art, l’illustrateur Pascal Rabaté ne se considère pourtant pas comme scénariste. « Le moteur de tous mes travaux, c’est la poésie et la faculté de s’émerveiller devant les petites choses du quotidien », lance l’artiste. 

« D’un dessin fragile doit transpirer l’humanité des personnages, comme chez Sempé pour qui j’ai une grande admiration ». 

François Ravard était le choix tout désigné aux pinceaux. « Nos univers graphiques à Pascal et moi sont proches. » 

Ravard propose d’ailleurs de superbes planches, où les corps en sempiternel mouvement embrassent les codes de la comédie physique. Il nous gracie de superbes plans larges, comme dans le cinéma de Buster Keaton, où les cascades poussées visuellement à leurs paroxysmes tiennent davantage du ballet alors que les corps valsent et ondulent. Mais les auteurs se gardent bien de hisser les lectrices et lecteurs au-dessus des personnages, faisant fi de la première règle du genre burlesque. 

« Contrairement au cinéma français qui verse souvent dans le second degré, je refuse de m’y dissimuler. Je préfère ne rien fabriquer, m’en tenir au premier degré. Mes personnages ne sont pas exemplaires, ils sont au contraire humains, incarnés. C’est là que réside leur charme. »

À cette heureuse transgression de règle, Ravard et Rabaté réussissent à insuffler une dimension poétique. Cet inusité croisement donne lieu à un petit théâtre de papier bienveillant, drôle et profondément touchant. 

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Plus étonnant encore, l’album donne l’impression d’être l’œuvre d’une seule voix. Cette œuvre, qui a le cœur grand comme une baleine, est heureusement exempte des lassants stéréotypes usuels (poutine, sirop d’érable, accent québécois). Ravard réussit même à nous faire redécouvrir la beauté de nos paysages grâce à la vivacité de son trait et la tonicité de ses lavis. 

Un album onctueux et réconfortant se déguste lentement, comme un chocolat chaud en saison hivernale.

UN RETOUR INESPÉRÉMENT RÉUSSI

Photo fournie par les Éditions Moelle Graphik
Photo fournie par les Éditions Moelle Graphik

Alors là, le retour de Daniel Racine (alias Dan May/Drac Berthiaume), plus personne n’osait même l’espérer. Figure incontournable du Printemps de la bande dessinée québécoise au cœur de la décennie 70, l’illustrateur surdoué multipliant les collaborations – notamment dans Mainmise, Le Capitaine Kébec, L’Illustré no 8, La barre du jour en plus de participer à la fondation de l’élégant magazine couleur L’Écran – était promis à un grand avenir. Puis, suite à la malencontreuse débâcle de L’Écran, il disparaît subitement des écrans radars, sans mauvais jeu de mots. 

« Il n’était pas vraiment possible de vivre à cette époque de la bande dessinée. Je me suis éloigné de cet univers pour m’aventurer vers une variété d’expériences fascinantes ! Cinéma d’animation, édition pour la DGEC (Direction générale de l’enseignement collégial et supérieur), gestion d’un centre commercial, prestidigitation, direction d’internat, conception informatique, etc. J’ai même vendu un concept de magie à David Copperfield, faut le faire pour un petit rural ! » raconte le sympathique et non moins verbomoteur artiste. « 1998 fut l’année où le burnout frappa durement ! Vingt ans d’immobilité. Je reprends vie en 2008 et je réapprends à dessiner dix ans plus tard ».

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Photo fournie par les Éditions Moelle Graphik
Photo fournie par les Éditions Moelle Graphik

(RE)NAISSANCE

Question de marquer le coup, l’auteur publie non pas un, mais bien trois albums. Les différents opus racontent un seul et même récit par le truchement de différentes perspectives. 

« Selon moi, on ne peut jamais voir une situation avec un seul point de vue. William Faulkner l’a très bien démontré dans son roman Pendant que j’agonise », indique Daniel Racine. 

Il campe donc son récit dans la région des Cantons-de-l’Est des années 1850 à 1900. Dans L’opus 1 – Le Conte, une corneille narre un événement s’étant réellement produit : des cheminots ont tiré plusieurs wagons sur des kilomètres à la sueur de leur front jusqu’à la gare afin d’être rémunérés après plusieurs mois de labeur. Deux jeunes frères, Théo et Léo, en seront à jamais marqués. L’opus 2 – Le huis clos s’intéresse quant à lui à Léo, devenu prêtre suite aux événements. C’est à la fille de son défunt frère qu’il se confesse, avant de changer de vie. Enfin L’opus 3 – Les Cartouches (uniquement disponible via le moellegraphique.com) propose des illustrations et textes s’intéressant à différentes figures historiques de l’époque. L’enchevêtrement des trois opus, aux tonalités et approches graphiques fort différentes, densifie l’expérience de lecture. 

Pourquoi ne pas être revenu au format classique de la bande dessinée ? « La BD n’est en fait qu’une série d’illustrations régie par une convention narrative. Une illustration reste une illustration et à mes yeux (vieillissant) il n’est plus nécessaire de rester prisonnier des conventions (nombre de bandes et de cases par bande, etc.) que ce soit celles de la BD ou d’autres. J’ai cherché à faire de l’illustration un complément narratif, une interprétation libre où l’imagination du lecteur pouvait se libérer. » 

L’artiste livre une passionnante fresque historique nous allant droit au cœur, graciant nos pupilles de délectables illustrations. Il n’a rien perdu de sa superbe ce Daniel Racine/Drac Berthiaume.

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