10 millions en jeu: trois joueurs de poker québécois perdent contre le fisc


Julien McEvoy
Trois pros québécois du poker viennent de perdre leur partie la plus coûteuse, celle qui les opposait au fisc canadien depuis une décennie.
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Martin Fournier-Giguère, Philippe D’Auteuil et Antoine Bérubé ont empoché près de 10 millions de dollars en ligne entre 2008 et 2012. La Cour d’appel fédérale a confirmé le 10 juin qu’ils doivent payer l’impôt sur leurs gains, estimant qu’ils exploitaient bel et bien une entreprise.
«Évidemment, personne ne conteste que le hasard joue un rôle dans le résultat des parties de poker, mais personne ne conteste non plus le rôle qu’y jouent les habiletés du joueur», tranche le juge René LeBlanc dans cette décision qui fait jurisprudence.
Au total, les gains en litige atteignent 6,7 millions de dollars, selon les montants actualisés. MM. Bérubé et D’Auteuil pourraient chacun devoir verser environ 850 000$ et 2 M$ respectivement en impôts combinés à Ottawa et Québec, selon les estimations rapportées par Le Journal en 2023.

Souvent saouls ou gelés
Pour échapper au fisc, les trois hommes soutenaient jouer «avant tout pour la compétition, l’adrénaline, le thrill» et adoptaient un comportement «risqué, téméraire et irrationnel», avait noté le juge de première instance Réal Favreau.
Ils insistaient également sur le fait qu’ils jouaient «régulièrement sous l’influence de l’alcool ou de la drogue» et ne prenaient pas de mesures spécifiques pour minimiser les risques, arguments que leurs avocats présentaient comme incompatibles avec une exploitation d’entreprise sérieuse.
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Un mode opératoire révélateur
Mais les juges ont retenu d’autres éléments. Entre 2008 et 2012, MM. Bérubé et D’Auteuil jouaient de 255 à 330 jours par an, souvent plusieurs heures quotidiennes sur plusieurs tables simultanément. Ils utilisaient le logiciel Holdem Manager pour compiler leurs statistiques et analyser leurs adversaires.
«Malgré leur mode de vie hors norme, ils avaient un comportement d’hommes d’affaires sérieux», a conclu le juge Favreau.
La Cour d’appel confirme cette analyse, soulignant qu’ils «adaptent leurs stratégies selon les niveaux de table de jeu et la force de leurs adversaires» et font appel à «des outils informatiques leur permettant de compiler des statistiques».
Contraste avec le cas Duhamel

Cette décision contraste avec la victoire de Jonathan Duhamel en 2022, qui avait échappé au fisc (lire plus bas)
Les représentants des trois joueurs analysent toujours la décision et pourraient demander un ultime examen à la Cour suprême du Canada, qui aura d'abord à décider si elle accepte d’entendre l’affaire.
Jonathan Duhamel: l’exception qui confirme la règle
L’ex-champion du monde de poker Jonathan Duhamel peut se compter chanceux à la suite de la débâcle judiciaire des trois pros québécois.
En 2022, l'Agence du Revenu du Canada (ARC) lui réclamait 1,2 M$ en impôt sur des gains de 5,4 M$ réalisés entre 2010 et 2012, mais la Cour canadienne de l’impôt a tranché en sa faveur.
Contrairement aux trois autres dossiers, l'ARC avait alors choisi de ne pas porter la décision en appel. Duhamel n'a donc jamais payé d'impôt sur ses millions de dollars de gains.
Profil atypique
La différence fondamentale selon les juges? Le «hasard» demeurait «un élément très important» dans les résultats de Duhamel, et sa «probabilité de ruine» dépassait largement 50 %, selon l’analyse de la Cour.
Le natif de Boucherville affiche pourtant un palmarès bien plus spectaculaire que ses confrères déboutés. Champion du monde en 2010, ses 8,9 M$US de gains valaient à ce moment 11,5 M$ CAN.
«Partout où je vais, les gens m’en parlent encore», confiait-il en 2017 au Journal, évoquant sa notoriété internationale qui lui avait valu une commandite de cinq ans avec PokerStars.
Une retraite assumée
Aujourd’hui père de famille, Duhamel a rangé ses cartes en novembre 2021.
«Je ne pensais pas découvrir un jour une passion plus forte que le poker», avouait-il en 2017 après la naissance de ses enfants.
Cette trajectoire avec des revenus diversifiés et une retraite progressive du jeu expliquent peut-être pourquoi son dossier fiscal a connu une issue différente de celle des trois autres, considérés comme des entrepreneurs du poker.