«Enquête bidon»: les patrons de l’UPAC soupçonnés d’inconduite grave
C’est la raison pour laquelle Nathalie Normandeau, qui était accusée de corruption, a obtenu un arrêt des procédures

Jean-Louis Fortin
Les ex-ministres Nathalie Normandeau et Marc-Yvan Côté ont échappé à un procès criminel en raison de «l’inconduite grave» de l’ex-patron de l’Unité permanente anticorruption (UPAC) Robert Lafrenière et de ses acolytes.
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Fuites d’informations orchestrées par la haute direction de l’UPAC. «Enquête bidon» qui ciblait des innocents et entraînait le système judiciaire sur de «fausses pistes».

Ces mots sont ceux du juge André Perreault, de la Cour du Québec, lorsqu’il a prononcé l’arrêt des procédures à l’encontre de Nathalie Normandeau, le 25 septembre 2020.
Jusqu’ici, sa décision était lourdement caviardée, si bien qu’il était impossible de rapporter les raisons exactes de l’abandon des accusations qui visaient notamment l’ex-vice-première ministre.
90 témoins
Pour comprendre cette saga, il faut remonter à l’été 2017.
À ce moment, Normandeau et Côté étaient accusés depuis un an de fraude et corruption, à la suite des enquêtes Joug et Lierre en lien avec un projet d’usine d’épuration des eaux de Boisbriand.
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Robert Lafrenière, alors commissaire de l’UPAC, a lancé en juin 2017 l’enquête Projet A pour découvrir qui avait fait couler dans plusieurs reportages médiatiques des informations sur les enquêtes que menait son organisation, dont celle qui avait visé Normandeau et Côté.
Puis, à l’automne 2018, à la demande du ministère de la Sécurité publique, le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI) s’est penché sur la conduite du Projet A dans le cadre de son enquête Serment.
Or, le BEI a fait des découvertes surprenantes après avoir interrogé 90 témoins. D’après le BEI, plusieurs fuites provenaient de Lafrenière lui-même, ainsi que de son bras droit André Boulanger et d’autres cadres de l’UPAC.
Les dirigeants impliqués
Ces fuites ont mené à une cascade de délais préjudiciables aux six accusés dans Joug et Lierre, dont Nathalie Normandeau et Marc-Yvan Côté, estime le juge Perreault.

«L’UPAC a non seulement négligé de rapporter diligemment les renseignements sur les fuites qui s’avéraient pertinentes à l’enquête, mais la preuve démontre que les fuites ont été orchestrées par des dirigeants de l’UPAC, des commettants des enquêteurs au dossier», écrit le juge, qui qualifie le Projet A d’«enquête bidon».

Selon lui, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) «a dû se contenter d’être à la remorque des inconduites policières» dans le dossier de Normandeau.
«À l’image du fruit produit par l’arbre empoisonné, le Projet A a contribué aux délais en invitant le DPCP et le système judiciaire à suivre de fausses pistes», estime le magistrat.
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En demandant l’arrêt des procédures, les avocats des accusés n’étaient pas tendres envers les ex-dirigeants de l’UPAC.
«Les requérants invoquent que les fuites des enquêtes de l’UPAC relèvent d’un système voulu par la haute direction, notamment le commissaire Lafrenière et le directeur des opérations André Boulanger. Ils ajoutent que des membres de l’UPAC se sont parjurés, ont entravé le travail des policiers et le cours de la justice et qu’ils ont intentionnellement cherché à ce que des personnes innocentes, à leur connaissance, soient accusées d’infractions criminelles», note le juge.
Pas d’accusation à ce jour
L’honorable André Perreault précise que l’enquête Serment du BEI n’est pas terminée, mais «qu’il n’a pas à être convaincu hors de tout doute raisonnable que des suspects sont coupables de crimes pour lesquels ils sont enquêtés».
Ainsi, ni Lafrenière, ni André, ni aucun autre suspect de l’enquête Serment ne font à ce jour l’objet d’accusations criminelles.

«Il se peut fort bien que l’enquête Serment évolue et que la preuve diffère à moyen ou à long terme, mais le Tribunal ne peut spéculer», ajoute le juge.
Rappelons que c’est aussi dans le cadre du Projet A que le député Guy Ouellette avait été arrêté, puis relâché sans aucune accusation en octobre 2017. Ce dernier a obtenu des excuses publiques de l’actuel patron de l’UPAC Frédérick Gaudreau en juin 2021.
Ce que l’enquête Serment a permis de découvrir
Michel Doyon, enquêteur principal du projet Serment au BEI, a informé la cour à plusieurs reprises des découvertes de son équipe à propos des ex-dirigeants de l’UPAC. Nous reproduisons ici des extraits du jugement Perrault qui résument ses présentations.
- «M. Doyon affirme sous serment qu’en date du 16 octobre 2019, la théorie de la cause du Projet Serment est que Robert Lafrenière a orchestré un système de fuites contrôlées concernant des enquêtes en cours à l’UPAC dans le but de son renouvellement à titre de commissaire de l’UPAC et de la création de l’UPAC à titre de corps de police spécialisée [sic] et qu’André Boulanger et lui ont participé aux fuites contrôlées.»
- «Robert Lafrenière a initié [sic] le Projet A en sachant que la direction était responsable des fuites à l’UPAC. André Boulanger, Caroline Grenier-Lafontaine et Vincent Rodrigue ont instrumentalisé cette enquête pour contrecarrer le cours de la justice.»
- «M. Doyon affirme que son enquête dévoile que certaines fuites ou stratégies d’enquête de l’UPAC sont synchronisées avec des dates charnières de l’agenda politique [sic] de l’Assemblée nationale.»
- «Le 27 août 2019, André Boulanger a fait parvenir une série de déclarations qu’il avait préparées avec Caroline
Grenier-Lafontaine. Il nie avoir commis une quelconque implication.» - «(En mars 2020) Monsieur Doyon informe le Tribunal que l’équipe d’enquête prévoit rencontrer encore plus de 35 témoins alors que plus de 90 ont déjà été rencontrés.»
- «La couverture médiatique analysée dénote des publications comportant de l’information privilégiée en lien avec les enquêtes de l’UPAC. Ces publications sont au nombre de 54.»
- «(Michel Doyon) mentionne que la preuve amassée par le Projet Serment tend à démontrer qu’André Boulanger est relié à trois fuites d’information, que Robert Lafrenière est relié à six fuites d’information, qu’Anne-Frédérick Laurence est reliée à huit fuites d’information et que Michel Pelletier est relié à deux fuites d’information.»
Qui sont-ils?
Robert Lafrenière
Grand patron de l’UPAC depuis la création de cette organisation, en 2011, jusqu’à sa démission surprise le jour des élections le 1er octobre 2018.
André Boulanger
Inspecteur à la Sûreté du Québec et directeur des opérations de l’UPAC jusqu’en avril 2018. Placé en mesures administratives depuis le 1er mars 2019, car il fait l’objet d’allégations criminelles d’entrave à la justice, d’abus de confiance et de fraude à l’identité, notamment. Il a toujours clamé son innocence.
Caroline Grenier-Lafontaine
Responsable du projet A à l’UPAC et conjointe d’André Boulanger, elle est assignée à des tâches administratives depuis mars 2019 à la suite d’allégations d’abus de confiance, de fraude à l’identité et d’interception illégale de communications. Elle aussi dit n’avoir rien à se reprocher.
Anne-Frédérick Laurence
Directrice des communications de l’UPAC jusqu’à son départ en novembre 2018, elle était porte-parole de l’organisation dans les médias.
Michel Pelletier
Commissaire associé aux vérifications à l’UPAC jusqu’à son départ en novembre 2018. Il est ensuite devenu directeur principal à Revenu Québec.
Vincent Rodrigue
Ce lieutenant était l’un des enquêteurs affectés au Projet A à l’UPAC.
Nathalie Normandeau
Ancienne vice-première ministre et ministre des Affaires municipales dans les gouvernements de Jean Charest. Arrêtée en mars 2016 et accusée notamment de fraude et de corruption, elle obtient un arrêt des procédures en septembre 2020 à cause des délais déraisonnables du système judiciaire.
Marc-Yvan Côté
Ancien ministre libéral des Transports et vice-président de la firme de génie Roche, il faisait partie des coaccusés arrêtés par l’UPAC en mars 2016. Il a lui aussi obtenu un arrêt des procédures.
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