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L'article provient de Le Journal de Montréal
Culture

Lisez les deux premiers chapitres du livre «Le Diable de la Côte-Nord»

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2021-11-18T00:30:00Z
2021-11-18T00:39:18Z
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Introduction    

Le « diable de la Côte-Nord » n’est pas un cas unique. Si révoltante et choquante que soit son histoire, ce n’est malheureusement qu'un récit parmi bien d’autres au Québec. Abusant de leur position d’autorité, des religieux sans scrupules ont agressé des enfants blancs et autochtones en toute impunité pendant des années. Les enfants victimes d’agressions sexuelles en portent des stigmates ineffaçables, et leurs blessures se transmettent de génération en génération.

Imaginez un village entier sous le joug d’un agresseur. Pendant 39 ans. Pour les victimes qui ont eu le courage de livrer leur déchirant, mais nécessaire témoignage, le plus difficile n’est pas de vivre jour après jour avec le souvenir de l’agression et la honte s’y rattachant. C’est de ne pas savoir ce qu’aurait pu être leur vie si elles n’avaient pas croisé le chemin de ce prédateur. Les événements traumatisants qu’elles ont vécus ont changé leur destin à jamais. Que seraient-elles devenues si le père Alexis Joveneau n’avait pas abusé de leur innocence ? À quelle vie plus paisible auraient-elles pu aspirer ? Impossible de le savoir, mais chose certaine, jamais elles ne pourront oublier ce qu’il leur a fait.

Vingt-cinq ans après la mort de leur bourreau, les victimes ont commencé à parler. D’abord dans leur communauté, à l’intérieur de « cercles de partage ». Puis, quelques-unes se sont présentées aux audiences de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées pour raconter ce qu’elles ont vécu. Enfin, elles se sont livrées lors d’entrevues menées pour cette enquête. D’abord pour se libérer. Ensuite pour expliquer aux gens leur réalité.

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La vie d’Alexis Joveneau a ceci de particulier qu’elle est très bien documentée. Le diable de la Côte-Nord aimait écrire et c’était un passionné de photographie. Il était si convaincu d’être intouchable et d’échapper aux dénonciations qu’il a osé envoyer en Belgique des lettres d’amour à sa nièce Marie-Christine Joveneau. Il s’est également fait photographier plusieurs fois avec des enfants blottis contre lui ou enlaçant de jeunes femmes de la communauté1.

Non seulement ce curé était un délinquant sexuel de la pire espèce, c’était également un voleur, un menteur et un manipulateur qui, toute sa vie, a caché à sa communauté la fortune personnelle qu’il avait amassée sur le dos des plus pauvres. Malgré tout, encore aujourd’hui, plusieurs Innus sont convaincus qu’Alexis Joveneau a donné sa vie pour les aider, alors même qu’il a détruit leur communauté et leur mode de vie vieux de 8000 ans.

Afin de mieux comprendre le personnage, des recherches ont été effectuées pendant des mois, ce qui a permis de mettre au jour des documents jusque-là inédits. Leur lecture révèle toute l’emprise qu’Alexis Joveneau avait sur les citoyens d’Unamen Shipu, de La Romaine et de Pakuashipi, sur lesquels il exerçait un pouvoir à la fois économique et spirituel. Ces documents révèlent également des liens troublants entre Joveneau et le gouvernement fédéral ainsi que la communauté religieuse des Oblats.

Les pages que vous vous apprêtez à lire sont éprouvantes. Elles méritent cependant d’être lues, car elles témoignent d’une réalité de l’histoire du Québec qui ne doit plus être cachée. Pendant longtemps, des religieux au-dessus de tout soupçon ont en toute impunité été des voleurs d’enfance. À l’heure où la vérité se fait enfin jour, il est salutaire de rompre le silence et de jeter la lumière sur les faits. Comme le révèlent les centaines d’heures de recherche et d’entrevues faites pour cette enquête, ainsi que deux voyages dans une des régions les plus isolées du Québec, les Innus (qu’on appelait Montagnais à l’époque) victimes du père Joveneau étaient pris au piège. Les rares à avoir tenté de le dénoncer n’ont pas été crus ou n’ont pas été jugés crédibles.

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Chapitre 1    

La révélation

Mary Mark est nerveuse. Les révélations qu’elle est sur le point de faire vont changer à jamais sa vie et celle de sa communauté de Pakuashipi. En ce 28 novembre 2017, elle s’apprête à prendre la parole lors d’une audience de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées qui se tient à Maliotenam près de Sept-Îles, sur la Côte-Nord. Jusqu’à maintenant, peu de gens se sont vraiment intéressés à ce qui se passe dans cette communauté innue d’environ 300 habitants de la Basse-Côte-Nord, située près du village blanc de Saint-Augustin. En fait, peu de personnes connaissent l’existence de cette communauté isolée du Québec, sans doute trop reculée et trop pauvre pour faire les manchettes ou attirer les touristes. Aucune route ne se rend à Unamen Shipu ou à Pakuashipi, les seuls moyens de transport possibles sont l’avion, le bateau et la motoneige. Mais aujourd’hui, le Québec et la Belgique vont découvrir le drame qui a ruiné la vie de Mary Mark et dont son village souffre depuis des décennies.

Quelques secondes avant de prendre le micro, Mary Mark hésite. Elle n’a jamais eu confiance en elle, et elle n’a pas la trempe d'une héroïne, loin de là. Les échecs et les peines se sont succédé tout au long de sa vie. Avant elle, d’autres femmes autochtones ont commencé à révéler les supplices qui leur ont été infligés dans le but d’obtenir justice. Cinq ans plus tôt, en 2012, quatre femmes autochtones de l’Ouest du Canada ont lancé le mouvement Idle no more [jamais plus l’inaction]. Ce soulèvement a culminé avec la grève de la faim de 47 jours de la chef crie Theresa Spence d’Attawapiskat, en Ontario. Cette dernière voulait obtenir un entretien avec le premier ministre de l’époque Stephen Harper pour lui parler de l’amélioration de la qualité de vie des Autochtones. Sans succès. Depuis quelques semaines, des femmes du monde entier dénoncent sur les réseaux sociaux les agressions sexuelles dont elles ont été victimes, avec le mot-clic #metoo. Et au Québec, les affaires Éric Salvail et Gilbert Rozon font grand bruit.

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Toutes ces dénonciations semblent avoir donné à Mary Mark et à d’autres femmes autochtones le courage de parler de ce qu’elles ont vécu et des conséquences sur leur communauté des gestes immondes d’Alexis Joveneau, ce missionnaire belge qui a œuvré dans leur communauté pendant 39 ans.

Dans la salle, l’ambiance est plutôt détendue. De sa petite voix, la femme de 49 ans raconte son histoire en innu, et le traducteur Gervais Malleck relaie le drame en français. Au moment où elle prend la parole, Mme Mark brise un silence qui dure depuis des décennies et qui étouffe son peuple. « Il a commencé à glisser sa main sous ma chemise. Il a ensuite commencé à me caresser le ventre. Par la suite, il m’a touchée vers le bas », raconte-t-elle d’une voix tremblante. Un lourd silence s’abat sur la salle.

Calmement, Mme Mark explique avoir été agressée sexuellement par le curé de son village, Alexis Joveneau. La première fois, elle n’avait que sept ans. C’était en 1975, un jour de confesse. Le curé lui avait demandé de s’asseoir sur ses genoux plutôt que de s’agenouiller près de lui. À l’époque, la plupart des gens du village de Pakuashipi devaient se confesser lorsque le curé leur rendait visite. Malgré les années, Mary Mark se souvient très bien du sentiment qui l’habitait alors. Excessivement mal à l’aise, elle voulait que cela se termine au plus vite. Elle ne savait pas quoi dire ni quoi faire. Après quelques minutes, elle a tenté de repousser son agresseur, comme pour lui signifier que c’était assez. « J’ai pris sa main pour la déplacer ailleurs et il a arrêté », raconte-t-elle.

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On ne l’avait jamais touchée ainsi auparavant et elle n’aimait pas ça. Mais que peut dire ou faire une Innue prépubère devant un homme d’âge mûr ? De surcroît, lorsque c’est un Blanc qui maîtrise la langue innue et qui a une très grande influence sur son peuple. À cette époque, Alexis Joveneau était surnommé Jésus ou Dieu dans la communauté. Tout le monde l’appelait ainsi, car le prêtre contrôlait presque tout, des chèques gouvernementaux à la livraison du lait en poudre. Le curé avait également sélectionné pour l’aider 12 hommes d’Unamen Shipu, que les Innus appelaient « les apôtres ». Ceux-ci l’aidaient dans ses tâches, mais surtout, ils lui racontaient tout ce qui se passait dans la communauté. Le curé pouvait ainsi diriger d’une main de fer et punir.

Confrontée à cet homme puissant, qui pouvait faire basculer sa famille dans la honte et la pauvreté, Mary Mark a choisi de se taire pendant plus de 30 ans. À cette époque, elle était loin d’être la seule à avoir fait le choix du silence, mais elle l’ignorait.

Les lourds secrets finissent parfois par étouffer et rendre malades ceux qui les gardent. Des années après la mort du curé, quelques femmes ont commencé à parler des agressions dans des cercles de partage, une pratique à laquelle recourent plusieurs peuples autochtones afin de mettre en commun les expériences de chacun pour guérir ensemble. Le symbole du cercle constitue l’un des fondements de la philosophie autochtone. Il représente l’égalité, la globalité, la terre et le cycle de vie. Malgré tout, cela n’a pas été suffisant pour oublier.

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Toute sa vie, Mary Mark a souffert des séquelles des sévices que le père Joveneau lui a infligés. Selon son témoignage, elle n’a jamais été capable d’entreprendre une saine relation de couple et n’a jamais connu une vie sexuelle épanouie. Les blessures profondes des agressions n’ont jamais cicatrisé. Elle a toujours détesté son corps et, jusqu’à ce jour, elle ne connaît pas le sentiment d’être aimée et désirée. « Chaque fois que je faisais l’amour, je revoyais son visage2. »

Puis, l’enquête sur les femmes autochtones disparues ou assassinées a par la suite entendu le témoignage de Thérèse Lalo, aujourd’hui âgée de 49 ans, elle aussi de Pakuashipi. Lorsqu’elle était âgée de sept ans environ, Alexis Joveneau lui a demandé d’aller s’asseoir sur ses genoux. C’était après la messe et elle était avec une amie. « Je me souviens, j’étais figée comme une glace. Je ne comprenais rien de ce qu’il était en train de faire. J’étais perdue. J’avais peur de lui », raconte-t-elle dans sa langue maternelle. Mêmes attouchements sexuels, même malaise, mêmes conséquences sur sa vie.

Selon le récit de Thérèse Lalo, Joveneau s’est ensuite présenté chez elle alors que son père était à la chasse. Il lui a demandé où était sa mère. Celle-ci se cachait dans sa chambre. Le curé est entré dans la pièce et y est resté pendant un long moment. À l’époque, Thérèse Lalo n’était qu’une enfant et ne comprenait pas ce que le curé faisait dans la chambre à coucher avec sa mère. Aujourd’hui, elle est persuadée que Joveneau l’a agressée. Elle n’en a jamais parlé avec sa mère, mais Thérèse en est convaincue. Lorsque son père est revenu de la chasse, elle lui a raconté que le prêtre était venu à la maison et qu’il était resté longtemps dans la chambre avec sa mère. Selon elle, c’est à partir de ce moment que son père a commencé à être violent envers sa femme. Elle se sentait terriblement coupable.

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À la mort d’Alexis Joveneau, en décembre 1992, Mme Lalo s’est sentie soulagée. Mais comment se réjouir de la mort d’un homme, si vil soit-il ? À nouveau, elle a éprouvé de la culpabilité. Pourtant, elle est convaincue que toute la communauté s’est sentie délivrée et pour les mêmes raisons qu’elle. « Juste d’en parler, je trouve ça difficile, en ce moment j’ai tellement peur de faire fâcher mes parents. J’étais contente quand il est mort. Je ne suis pas allée le saluer », dit-elle devant les commissaires de l’Enquête nationale, 25 ans après le décès de l’oblat.

Le lendemain, c’est au tour de Simone Bellefleur et de Noëlla Mark de prendre la parole. Elles sont toutes les deux d’Unamen Shipu, une communauté d’environ 1100 habitants où Alexis Joveneau a vécu pendant 39 ans. Elles racontent les agressions dont elles ont, elles aussi, été victimes. Les faits ont eu lieu au confessionnal, dans des circonstances similaires à ce qu’ont raconté Mary Mark et Thérèse Lalo.

D’un côté, le fait de dénoncer ces crimes a rappelé aux femmes de mauvais souvenirs qu’elles auraient préféré oublier. De l’autre, en parler publiquement leur a procuré de la fierté, en plus de les libérer d’un poids immense. « Mes enfants m’ont beaucoup encouragée. Lorsqu’ils m’ont vue à la télé, ils étaient si fiers de moi. Après avoir raconté mon histoire, j’ai mal dormi. J’entendais sa voix [à Joveneau] partout », raconte Noëlla Mark3.

Ces quatre femmes ont eu le courage de témoigner, mais combien y a-t-il de victimes au total ? Probablement beaucoup plus. D’ailleurs, Mary Mark mentionne devant la Commission que, selon elle, la moitié des gens de son village de Pakuashipi ont été agressés par le père oblat Alexis Joveneau. Autant de victimes dans de petites communautés très isolées, voilà qui laisse inévitablement des traces, et ce, pendant des années.

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Chapitre 2    

Les lettres de la honte

Nous étions convaincus que les révélations faites par ces femmes courageuses lors de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées n’étaient que la pointe de l’iceberg. Dès le lendemain des révélations, le 29 novembre 2017, Le Journal de Montréal publiait un reportage intitulé « Les Innues s’attaquent au curé surnommé Jésus ».

Un peu comme tout le monde, nous avions été touchés par les témoignages, qui semblaient crédibles. Il n’en fallait pas plus pour que germe dans notre esprit le projet d’aller en Basse-Côte-Nord pour y rencontrer les présumées victimes. Mais avant d’entreprendre un tel périple, nous voulions en apprendre davantage sur Alexis Joveneau et, surtout, valider les témoignages de ces femmes.

C’est dans le contexte de ces dénonciations que plusieurs membres des communautés d’Unamen Shipu et de Pakuashipi ont été contactés en décembre 2017. La plupart disaient croire les femmes autochtones qui avaient témoigné des abus sexuels de la part du père Joveneau. Mais d’autres, moins nombreux, continuaient de défendre le défunt prêtre. De toute évidence, Alexis Joveneau polarisait encore beaucoup les communautés de la Basse-Côte-Nord, même 25 ans après son décès. Les révélations faites par les femmes semblaient déchirer le tissu social des communautés. Les « pro » Joveneau étaient prêts à le défendre bec et ongles. Bien qu’ils soient de moins en moins nombreux, certains n’ont toujours pas changé d’avis à ce jour. Qui dit vrai ? Quel intérêt ces femmes ont-elles à raconter leur histoire un quart de siècle après les faits ? Veulent-elles de l’argent ?

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Comme trop souvent dans les dénonciations de crimes sexuels, les preuves sont très difficiles à obtenir. Et c’est d’autant plus vrai quand l’agresseur est mort depuis 25 ans : impossible d’avoir sa version des faits. À l’époque, les allégations de femmes autochtones de Val-d’Or faites à l’encontre des policiers de la SQ à l’automne 2015 étaient encore dans tous les esprits. Malgré plusieurs enquêtes, aucune preuve n’avait été présentée et aucun policier n’avait été accusé. Un des hommes visés n’était même pas policier au moment où la victime disait avoir été agressée. Les policiers de Val-d’Or ont par la suite entamé une poursuite de 3,2 M $ contre la Société Radio-Canada qui avait publié l’histoire4. Il fallait donc être très prudent et valider autant que possible les dénonciations.

Le début des recherches s’est avéré ardu, car il n’y avait pas grand-chose sur Alexis Joveneau, à l’exception des films de Pierre Perrault5 et des articles récents écrits à la suite des dénonciations. Les journaux relataient tous des éléments similaires à ce que nous avions déjà publié. Tout au long du mois de décembre 2017, les recherches n’ont avancé que très lentement. Nous n’étions plus certains de vouloir nous lancer dans une telle enquête. D’autant plus que, selon une soumission que nous avions reçue, les coûts du voyage pour nous rendre à Pakuashipi en motoneige accompagné d’un guide s’élevaient à 15 000 $. Il fallait y ajouter le temps alloué sur le terrain en plus de l’essence pour aller à Kegaska. Au total, le périple allait coûter au moins 20 000 $. Finalement, pour limiter les coûts, nous avons décidé de nous passer de guide et d’utiliser une seule motoneige, bien que Tourisme Côte-Nord recommande d’emprunter la Route blanche « en groupe d’au moins deux motoneigistes et d’être accompagné d’un secouriste6 ».

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Pour l’heure, notre priorité était de trouver des informations qui permettraient de justifier un tel périple. Les conseils de bande d’Unamen Shipu et de Pakuashipi nous ont alors beaucoup aidés. Normand Junior Bellefleur, à Unamen Shipu, ainsi que Mathias Mark et Gervais Malleck, à Pakuashipi, avaient promis de nous accueillir et de nous faire rencontrer tous les gens que nous souhaitions interviewer. Ces contacts de la première heure ont été déterminants pour gagner la confiance des victimes et pour traduire leurs propos.

Deuxième souffle

Au retour des vacances de Noël, nous avons rencontré à l’Université du Québec à Montréal l’anthropologue Laurent Jérôme, qui a publié plusieurs recherches sur les Innus et sur le missionnaire Alexis Joveneau, il y a une dizaine d’années. Mais il n’y est pas question d’agressions sexuelles. Le professeur se disait très surpris des révélations des femmes autochtones. Jamais durant ses voyages sur la Basse-Côte-Nord on ne lui avait parlé d’agressions sexuelles perpétrées par le curé du village. Rien pour nous aider à dissiper nos doutes sur la véracité du récit de ces femmes.

M. Jérôme nous a mentionné qu’il avait été récemment en contact avec Marie-Christine Joveneau, une nièce d’Alexis Joveneau. Elle avait sans doute des choses à dire au sujet de son oncle. Mais l’anthropologue ne nous en a pas dit plus sur ce qu’elle savait de son oncle.

Grâce à Facebook, nous avions déjà contacté plusieurs membres de la famille Joveneau en Belgique, sans grand profit. Nous étions donc sceptiques quant aux révélations que Marie-Christine pourrait nous faire, et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, à l’époque des agressions présumées, Alexis Joveneau se trouvait à près de 6000 kilomètres de sa famille. Tout ce que celle-ci devait savoir de sa vie en Amérique se résumait sans doute à ce que le curé avait bien voulu révéler. Ensuite, en 1953, lorsque l’oblat était arrivé au Québec, sa nièce n’était pas encore née. Autrement dit, il était peu probable qu’elle l’ait beaucoup connu.

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Il fallait tout de même explorer cette piste, ne serait-ce que pour prendre le pouls de la famille sur les révélations faites à la Commission par les femmes autochtones. Le 16 janvier 2018, nous avons donc contacté cette nièce d’Alexis Joveneau qui réside en Belgique. Marie-Christine Joveneau nous a répondu très rapidement. Et elle nous dit que son oncle l’avait agressée à de multiples reprises.

À ce moment-là, nous ignorions encore qu’au début des années 1980, elle s’était rendue sur la Côte-Nord pour y séjourner chez son oncle. Voici ce qu’elle nous écrivait dans le premier courriel qu’elle nous a adressé : « La façon dont les femmes innues décrivent les abus sexuels est tellement parlante que cela m’a replongée 37 ans en arrière. Je dois vous avouer que je n’ai plus dormi correctement depuis des semaines. Aujourd’hui, je vais mieux, non seulement parce que j’ai décidé de porter plainte [contre les Oblats], mais aussi parce que le témoignage des femmes innues me confirme que je ne suis pas la seule à avoir été la proie de ce personnage démagogique et que je peux enfin en parler aux membres de ma famille... J’y ai vécu un enfer pendant un an. Toutes les nuits, il venait dans mon lit me caresser et m’imposait de le caresser sans quoi il éclatait en colère et ne me parlait plus pendant plusieurs jours. Perdue sur cette réserve, je n’avais personne à qui parler, car j’avais plus que honte et que personne ne m’aurait cru vu que je le savais vénéré par les autochtones et ma famille... »

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Marie-Christine Joveneau affirmait également avoir en sa possession des lettres écrites par son oncle où il lui révélait son amour et lui parlait des attouchements qu’il lui avait faits. Ce que racontait cette femme semblait trop gros pour être vrai. À nouveau, nous étions sur nos gardes, mais nous devions poursuivre notre enquête.

À notre demande, elle a accepté de nous expédier l’intégralité des lettres que son oncle lui avait écrites. Il y avait 105 pages manuscrites, qui révélaient toute l’horreur qu’elle avait vécue. En voici quelques extraits :

« Je veillerai à mon retour un soir de mes mains, de toute la paume de mes mains si tes cuisses sont encore maigres ou maintenues dans une forme normale. Je t’aime de tout mon être, tu le sais. »

« [...] Quant à moi, n’ayant pas changé de bikini depuis tantôt, c’est ainsi que je m’assois au bout de ton lit pour t’embrasser de toute ma tendresse. »

« Je pense à toi à chaque nouveau paysage, nouvel horizon, à chaque beauté que je vois et partage en mon cœur avec toi. J’ai essayé de donner mon meilleur et j’ai beaucoup à te dire, à t’écouter aussi. [...] Je laisse mes lèvres caresser les tiennes et savourer ta tendresse jusqu’au fond de mon être. »

Malgré les photocopies de ces lettres datées de 1982, nous avions encore un doute. Comment un religieux pouvait-il avoir expédié de telles lettres au domicile de sa belle-sœur, la mère de sa nièce, sans que cela s’ébruite ? Si la mère de Marie-Christine avait découvert les sévices subis par sa fille, comment pouvait-elle avoir gardé le silence ? Comment savoir si Marie-Christine Joveneau disait bien la vérité ? Comment être certain de sa crédibilité ? S’agissait-il d’une femme en mal de publicité ?

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Nous avons donc demandé à une graphologue de comparer l’écriture des lettres dont nous avions une copie avec un document dont nous étions certains qu’il avait été rédigé par le religieux. Les Archives nationales à Sept-Îles avaient en leur possession une lettre de 10 pages d’Alexis Joveneau, datée de 1992. La graphologue était formelle. Les lettres d’amour envoyées à Marie-Christine Joveneau étaient bien de la main d’Alexis Joveneau. Nous avions maintenant la preuve que non seulement Joveneau avait agressé sa nièce pendant des mois, mais qu’il était assez téméraire pour le coucher par écrit. S’il avait ainsi abusé de sa propre nièce, Dieu sait ce qu’il avait pu faire pendant 39 ans dans des communautés aussi isolées qu’Unamen Shipu et Pakuashipi.

Notre enquête venait de prendre son envol.


1. Ces photos peuvent être consultées à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec, à Sept-Îles, dans le fonds Joveneau (P24).  

2. Entrevue téléphonique avec Mary Mark réalisée en novembre 2018.

3. Entrevue avec Noëlla Mark réalisée à Unamen Shipu à l’été 2018.

4. Au moment d’écrire ces lignes, la cause est toujours devant les tribunaux.

5. Alexis Joveneau a participé à cinq films des cinéastes Pierre Perrault et Bernard Gosselin. Ces films sont toujours accessibles sur le site de l’Office national du film du Canada. À la suite du reportage du Journal de Montréal publié en mars 2018, ils sont désormais précédés d’un avertissement qui se lit comme suit : « De 1960 à 1985, Alexis Joveneau, un missionnaire catholique belge de la congrégation cléricale des Oblats de Marie-Immaculée qui fut le curé des Montagnais de La Romaine (Innus d’Ulamen-Shipit) de 1953 à 1992, a participé à cinq films de l’ONF : Attiuk (1960), Ka Ke Ki Ku (1960), Le goût de la farine (1977), Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi (1980) et La grande allure II (1985). Depuis novembre 2017, des allégations d’agressions ont été portées contre M. Joveneau par des membres de la communauté de La Romaine pendant les audiences de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Des enquêtes et articles journalistiques récents ont rapporté d’autres allégations d’agressions sexuelles, d’abus physiques, psychologiques ou financiers ayant fait des dizaines de victimes. Le 29 mars 2018, une demande d’action collective a été déposée contre les Oblats de Marie-Immaculée. »

6. « La Route blanche est un sentier de motoneige principalement destiné aux résidents de la Basse-Côte-Nord pour faciliter leurs déplacements l’hiver. C’est aussi le seul lien terrestre continu entre Natashquan (Pointe-Parent) et Blanc-Sablon. » Voir https ://tourismecote-nord.com/decouvrez-notre-region/les-incontournables/route-blanche [consulté le 12 juillet 2019].

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