Des travailleurs à la recherche d’une vie meilleure
Ils sont des dizaines de milliers à avoir quitté le secteur de la restauration au fil des fermetures sanitaires successives

Francis Halin
Alors que s’essouffle la crise, les Québécois de retour au restaurant retrouvent une industrie fragile avec 65 600 cuisiniers, plongeurs et serveurs de moins qu’avant la pandémie. Le Journal a voulu aller à la rencontre de ces travailleurs qui ont quitté le navire.
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« À la première et à la deuxième fermeture, ils sont revenus, nos travailleurs, mais à la troisième et quatrième, ils nous ont regardés et ont dit : “Écoutez, j’ai besoin de plus de stabilité” », résume Olivier Bourbeau, vice-président, Affaires fédérales et Québec, de Restaurants Canada.
D’après l’association, il y a au Québec 65 600 postes de moins qu’avant la crise sanitaire dans l’industrie de la restauration, si l’on prend une photo du secteur entre février 2020 et décembre 2021.
C’est le cas du cuisinier Vincent Gagnon (voir son témoignage) qui va bientôt troquer son tablier pour un bureau de courtier hypothécaire.
Comme lui, ils sont des milliers à avoir laissé la restauration pour éviter de rejouer dans le film des fermetures et qui se sont recyclés dans des domaines comme la finance, la santé ou encore l’éducation.
Aujourd’hui, l’industrie de la restauration, encore sonnée par la crise, a besoin de 33 125 personnes pour relancer les établissements qui ont survécu.
Alors que l’on compte près de 20 % moins de restos qu’avant la pandémie, selon l’Association Restauration Québec (ARQ), de nombreux travailleurs ont soit perdu leur emploi, soit carrément abandonné leur carrière.
« Je les comprends d’avoir quitté. C’est normal de réfléchir à l’avenir. Ça nous a fait mal à l’hiver 2021 », concède Martin Vézina, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l’ARQ.
« Ça a été atroce »
Pour Kim Charlebois, propriétaire de franchises et présidente fondatrice de Resto Coaching, qui fournit des conseils aux restaurateurs, la pandémie a eu l’effet d’une bombe.
« Ça a été atroce. Ça a été une rafle, un coup de grâce. Les gens ont quitté le navire, et ceux qui restent essayent de survivre », va-t-elle jusqu’à dire.
Il y a un an, en entrevue avec Le Journal, l’économiste principale de Desjardins, Hélène Bégin, avait senti venir la vague de départs.
« On se demande maintenant si ces industries auront assez de main-d’œuvre quand elles pourront enfin rouvrir », avait-elle prévenu.
Or, sur le terrain, on voit maintenant ces travailleurs arriver de partout.
« Au dernier salon de l’emploi, j’ai remarqué que les personnes de la restauration regardaient ailleurs parce que le secteur a subi de plein fouet les confinements », indique Éric Boutié, président de L’Événement Carrières.
« C’est un secteur qui doit revoir ses politiques de rémunération », estime celui qui vient de lancer un événement pour attirer les travailleurs étrangers.
Mode solution
Chez Restaurants Canada, on reconnaît qu’il faut mettre les bouchées doubles.
Horaires malléables, gym, boni... le secteur de la restauration doit pédaler fort pour faire rentrer au bercail ses travailleurs et en attirer de nouveaux.
« On tente d’augmenter les salaires comme on le peut. Ce que les gens ne savent peut-être pas, c’est que la marge bénéficiaire d’un restaurant moyen est entre 2 % et 3 % avant taxes », conclut son vice-président, Olivier Bourbeau.
– Avec la collaboration de Julien McEvoy
Des postes vacants par milliers
Nombre d’employés manquants pour chaque secteur
- Hébergement et restauration : 37 515
- Santé et assistance sociale : 37 295
- Fabrication : 30 365
- Commerce de détail : 28 355
- Services professionnels, scientifiques et techniques : 19 065
- Construction : 15 550
- Services administratifs, de soutien, de gestion des déchets : 12 595
- Autres services (sauf les administrations publiques) : 10 000
- Commerce de gros : 9250
- Finance et assurances : 8210
- Transport et entreposage : 7470
- Services d’enseignement : 5135
- Information et industrie culturelle : 3715
- Arts, spectacles et loisirs : 3475
- Agriculture, foresterie, pêche et chasse : 3020
- Immobiliers et services de location : 2400
- Administrations publiques : 2285
- Gestion de sociétés et d’entreprises : 1230
- Mines, exploitation et extraction de pétrole et de gaz : 825
Source: T3 2021, Statistique Canada
De serveuse de restaurant à courtière en assurances

À Saint-Hyacinthe, Sandy Laliberté, 23 ans, qui baignait dans le monde de la restauration depuis l’âge de 16 ans, vient de commencer sa nouvelle carrière de courtière en assurances chez Bernard Ducharme Assurances.
« À la fermeture, fin septembre, je me suis dit : “Je ne peux pas continuer comme ça. Ça ouvre. Ça ferme. Ça ouvre. À un moment donné, pour le portefeuille, ce n’est pas l’idéal” », raconte la jeune femme de la Montérégie.
Même si elle a adoré travailler en restauration ces sept dernières années, Sandy Laliberté a bien senti le vent tourner quand la crise sanitaire s’est étirée dans le temps.
Besoin de stabilité
Après avoir été hôtesse, serveuse et barmaid, elle avait besoin d’air. Il fallait surtout de la stabilité entre les ouvertures et les fermetures répétées des restaurants, qui commençaient à miner son moral.
« Je savais que j’aimais le contact client, alors j’ai trouvé une formation éclair de quatre mois intensifs pour avoir une attestation d’études collégiales en assurances de dommages de particulier », explique-t-elle.
Aujourd’hui, elle a retrouvé la camaraderie et la bonne ambiance qu’elle avait en cuisine dans sa nouvelle équipe de courtiers de Bernard Ducharme Assurances à Saint-Hyacinthe, dans la MRC des Maskoutains, en Montérégie.
« C’est une entreprise familiale. Les directeurs prennent soin de leurs employés », raconte celle qui ouvre la page d’un nouveau chapitre de sa vie.
Elle termine son secondaire à 47 ans

Une serveuse d’expérience a pu terminer le cinquième secondaire à 47 ans grâce au Programme d’aide à la relance par l’augmentation de la formation (PARAF) du gouvernement québécois, qui lui a donné les moyens de ses ambitions.
« J’ai été 30 ans dans la restauration. J’ai adoré ça. J’ai commencé à 17 ans », raconte Annie Bourdeau, résidente de Salaberry-de-Valleyfield, en Montérégie.
Chômage, prestation canadienne d’urgence... Quand le Québec a été mis « sur pause », Annie Bourdeau a vu le secteur s’écrouler comme un château de cartes.
Du jour au lendemain, sa vie rythmée par ses quarts de travail de 5 h à 14 h 30 au restaurant de déjeuner et sa paye de 800 $ par semaine se sont envolées.
« J’étais prise seulement avec le métier de serveuse parce que je n’avais pas la scolarité. La pandémie m’a fait allumer une petite lumière rouge », confie-t-elle.
Programme sur mesure
Désemparée, Annie Bourdeau apprend qu’un nouveau programme aide les gens à réintégrer le marché du travail.
« J’ai eu droit à un montant d’argent pour m’engager à finir mon secondaire et terminer un diplôme d’études professionnelles », souligne-t-elle.
« Je suis super positive dans la vie, mais on ne se cachera pas que je me disais : “Mon dieu dans quoi je me suis embarquée ?” », lance-t-elle.
Aujourd’hui, Annie Bourdeau ne reviendrait pas en arrière et marche dans les pas de sa mère, qui était elle aussi secrétaire parce qu’elle aimait les gens.
« Si vous saviez le nombre d’opportunités que j’ai. On m’appelle pour savoir quand je vais terminer mon cours », conclut-elle.